samedi 13 mars 2010

VitaminesArts 15 - 05/07

Jo DUSTIN




AU-DELA DES IMAGES

Voici près de cinquante ans que j’élabore ma démarche picturale. Au début, une figuration expressionniste m’animait. Je créais des personnages anguleux au profil saccadé. Le cerne noir tailladait l’espace mais tout s’organisait sans ornementation inutile, avec une sobriété laconique. Ensuite, tout s’articula en aplats stricts. Les silhouettes humaines, les dédales de vies cloisonnées, les récits parallèles s’étendaient au fil des respirations colorées. De façon progressive, la figuration se fit moins lisible et laissa graduellement place à une abstraction fortement structurée et je rejetai à jamais le flot des images pour privilégier l’espace mental. Les signes toujours ascensionnels déclinaient un message cadencé et les couleurs apprivoisées imposaient leurs planéités incisives. Le dessin devenait l’allié de la couleur et vice-versa. L’agencement des verticales, des obliques, des courbes façonnait son propre langage. Dans cette grammaire plastique, les verticales finirent par l’emporter. Et chaque exposition propose un nouveau chemin de vie. La donne chromatique demeure primordiale, tout en préservant, je l’espère, une vibration sensible. Je ne provoque pas de ruptures brutales mais j’aime les transformations lentes qui alimentent la recherche. Rien n’est identique. De nouveaux mots éclairent le langage d’origine.

Jo Dustin


Avril 2006






DEMARCHE PICTURALE

Il faut expliquer ici ma façon de peindre, de rechercher un style problématique. De grands personnages taillés à coups de serpe habitent ma main.Pêle-mêle, je songe à Rouault, à Lorjou, à Soutine. Mais tout devient assez vite graphique. Je pratique le cloisonnement comme dans les vitraux. J’ai une clé de voûte dans le cerveau et je peins souvent à l’huile, parfois de grandes compositions. Je suis fort impressionné par « Le septième sceau » de Bergman. Je crée, cerné de lourds traits noirs, « La mort de l’homme juste ». …. Toutefois je me sens tiraillé. J’aime beaucoup l’équation cubiste et je vois une exposition de Kandinsky au Palais des Beaux-Arts. Après cette visite, je suis convaincu que l’art abstrait n’est pas une fumisterie, qu’il fait coïncider la peinture avec la musique, qui n’est pas du tout figurative, elle. L’intermonde de Paul Klee me séduit également. Klee demeure pour moi une des clés de la peinture moderne. C’est le cas de le dire et puis cet artiste unit l‘intelligence et l’humour, la poésie à la déclinaison subtile des couleurs.

…. J’ai abandonné le cerne noir trop facile car il rendait toute composition aisée. Je peins des noyaux de villes, de villages imaginaires. J’essaie de synthétiser… C’est une recherche pas toujours aboutie.  …(Plus tard) je délaisse la peinture à l’huile pour l’acrylique.  …. L’acrylique permet des effets étonnants. Superpositions, grattages, transparences. Et pas de danger de craquelures. J’invente des mangeurs d’images, des personnages déformés, colorés de teintes chaudes.  ….Je peins également beaucoup de jeux de l’oie aux signes magiques. Les combinaisons de lettres me hantent déjà et l’art premier me passionne.

(En 1969) ma façon de peindre a changé. Tout cerne noir, graphique a disparu et le couteau creuse ses marques dans un chromatisme où les couleurs s’étagent, préférant la matité au glacis miroitant de la peinture à l’huile. Les oiseaux évoqués possèdent une sorte de dynamisme tournoyant. Parfois les rouges, les jaunes, les bleus et les blancs ont un petit accent Cobra. Les personnages aux allures primitives sont martelés de signes et un certain humour agit dans les teintes dégradées. Des bonshommes élémentaires mangent les images. Il y a des damiers éclatés où s’inscrivent des glyphes imaginaires.

En 1973 il n’y a pas de mutation profonde. Mais la contemplation méditative des vieilles écritures mayas, aztèques, opère. Et l’usure des bois africains m’influence. Je module des cadences ligneuses qui suggèrent une érosion. C’est le temps des écritures inventées, au sens hermétique. Je peins une Pietà bistre et blanche, toute saccagée, fossilisée par une sorte de pétrification.

Je peins toujours à l’acrylique avec des strates de couleurs épaisses. Le couteau pose ses nervures. Et je crée une série de cibles percées de trous. Echos involontaires des fusillés de Santiago, de Valparaiso, de toutes les répressions. Des bannières étoilées encerclent une ponctuation rouge. Ce tableau s’intitule « Wounded Knee », haut lieu de la dernière révolte armée des Indiens. D’autres œuvres célèbrent les premières civilisations américaines, entre autres « L’esprit Kachina ».

En 1976, les souvenirs de mon séjour en Italie métamorphosent les compositions de mes gouaches, de mes acryliques sur toile. C’est le temps d’une sorte de mue, d’une sorte de gestation. San Miniato. Baptistère. Santa Maria Novella. Duomo. Murs. Blanc cassé, vert délavé, rose patiné des églises de Florence. Ciels bleus et cadences noires. Je transforme tout et une grande envie de synthèse  m’habite toujours. J’essaie l’écriture géométrique des murs de Florence et je trahis les gammes chaudes de la palette flamande. Certains parleront de « gelati ». Cependant à cette époque le temps taraude tout. Le labourage du couteau s’inspire des veines du marbre et témoigne aussi de la fragilité des choses.

Depuis longtemps je veux exprimer l’Histoire dans mes gouaches, dans mes peintures à l’acrylique. Je choisis la technique des aplats rigoureux et je m’inspire des photos des magazines. Des sortes de collages peints naissent. Ils mettent en scène des personnages cibles, des silhouettes souvent blanches qui laissent à chaque spectateur la possibilité de décrypter les vides de ces blancs qui ressemblent à la trace dessinée à la craie autour des victimes d’un meurtre. Tout devient très direct. Certains parleront d’affiches. Pour moi ce n’est pas péjoratif. Les affiches peuvent posséder un impact très plastique. Mais chez moi la publicité est pourtant brocardée. Les cibles vides dénoncent la société de consommation. Je crée donc une série de peintures-affiches qui mélangent mots et picturalité. Les « Ecrits-peints » voient le jour comme un tardif hommage à mai 68. Mes sources sont plurielles. Il y a la peinture d’un Rancillac, d’un Fromanger, les tensions nourries de diagonales du constructivisme russe, les collages et les déchirures de Kurt Schwitters. Rien ne vient jamais de rien. Les images muettes occupent l’espace ponctué de mots. Les CRS sont la « garantie de l’hiver ». Le Vietnam se métamorphose en « Pays cage ». Le fantôme de Louise Michel devient la « rose commune ».

En 1980, la question sociale continue à m’inspirer d’une façon plus méditative. Il s’agit de suggérer le travail de la mémoire comme le fera Boltanski. Je découpe des ombres de visages que j’estampille de gouache. Ce sont des empreintes de visages anonymes qui ont subi l’érosion du temps. Elles sont comme rongées par l’oubli. Et ces ombres d’images s’inscrivent dans des tonalités grises. Celles-ci sont immatriculées de lettres , de chiffres. Elles déclinent quelque rangement bureaucratique, quelque mise en ordre cynique. On parle beaucoup à cette époque des fichiers de la Sécurité d’Etat… La lecture critique de mes fiches s’opère donc très facilement. Mais mon propos est plus vaste. Il attaque toute numérotation qui métamorphose des individus en signalisations anémiques. Disparus du Chili, d’Argentine, matricules de la shoah, ou simple code bancaire… La femme, l’homme qui entrent à l’hôpital ne s’écrient-ils pas : « Je ne veux pas être un numéro. » Toute la vie ne se résume-t-elle pas à une suite de chiffres… de lettres. Ces œuvres peintes sont donc autant de protestations qui revendiquent les couleurs chatoyantes de la vie…

En 1982, mon exposition s’intitule « Images ». Une sorte de prise en direct des mouvances de l’actualité s’intensifie. Les collages de fragments de photographies sont projetés à l’épidiascope et je capte au crayon noir les reflets visuels. Je pourrais très bien les dessiner mais il y aurait une déformation légère et subjective. En travaillant avec l’ombre de l’image, avec l’épidiascope, il me semble que l’intensité du rayonnement des êtres et des choses est plus fidèle, plus tangible. Ensuite viennent les aplats de couleur qui choisissent leur harmonie.

Les images nous harcèlent, nous envahissent. J’organise des fragments de ces images. J’en fabrique des compositions. Je n’ai pas oublié toutes les cadences de l’art abstrait. Images 82, je crée un alphabet de signes déjà vus. Et reviennent les déchirures, les ruines, les foules imbriquées, étagées, partagées, les chiffres et les lettres de l’immatriculation. Comme un rythme actuel-visuel… Pas de rébus-symboles. Il faut y ajouter les teintes… Le jaune, le bleu. Et parfois avec une violence voulue du bleu, du jaune, du vert billard. Couleurs à la mode ? Pour moi, stridences dramatiques. Ensuite vers la fin est revenue l’envie du blanc, blanc de pureté, de deuil asiatique, de reddition mais il y a eu combat, blanc du carré blanc de l’interdit, pour adultes seulement… Il y a un blanc, panne amnésique. Couleur des couleurs ? Emblème des sans couleurs ? Blanc…

1986. On peut énumérer en vrac ce qui anime ces gouaches strictes : l’exigence de tonalités justes, de mises en scène exactes, le voyage des fragments de papier devant le fond sombre animé, souvent les accords durs : rouge royal, noir dense, bleu turquoise, l’obsession des fenêtres, l’intention réalisée de tout décliner en oblique, la déchirure qui veut dire tant de choses mais surtout la fragilité, la mémoire lapidée, le temps fugace, le trompe-l’œil obtenue par le jeu des aplats, sans aucune perspective académique, les segments de lignes droites pour rythmer la composition, la chute orchestrée, l’éphémère fossilisé, la missive qui possède sa lucarne, sa signalisation rose, l’importance de la nuit… sous l’errance des fragments manuscrits, l’usure des caractères imprimés, le passage qui métamorphose l’homme à l’écrit, petits temples façonnés au pinceau, avec précision, les marquages qui oublient enfin les lettres… rien que des traces et finalement le glissement vers l’ombre. Et que cela touche sans mot dire. La palpitation aussi pour échapper à une certaine sécheresse de l’art dit construit.

Jo Dustin